Moqueries

moquerie

La nouvelle « Moquerie » a été inspirée par la photo ci-contre.
L’action de cette histoire se déroule en Normandie et dans les Alpes.

 
Photo postée par un membre sur le groupe facebook « Nos lectures MM et nous ».
Je ne connais pas l’origine de cette photo. Elle est uniquement une source d’inspiration pour une nouvelle gratuite. En aucun cas, elle ne sera utilisée à des fins commerciales.

Les quatre hommes, parfaitement immobiles, affichaient tous la même mine effarée. Devant eux s’étendaient de hauts pics enneigés. Le soleil qui illuminait la neige les aveuglait presque. Ils se regardèrent, sans parvenir à mettre des mots sur ce qu’ils ressentaient.

Que fichaient-ils ici ? Pourquoi se retrouvaient-ils au sommet de cette montagne, presque à poil, avec un snowboard à la main ?

— Que s’est-il passé ? demanda Jonas.

— Si je le savais ! s’exclama Allan.

— La dernière chose dont je me souviens, marmonna Éric, c’est que nous buvions un verre au « Paso ».

— Oui, ajouta Boris, nous avions repéré ce petit gars !

Allan sentit monter un étrange malaise. Les vapeurs d’alcool l’empêchaient de rassembler tous ses souvenirs. Ce dont il était sûr, c’est qu’ils ne passaient pas la soirée au « Paso ». Ils s’étaient retrouvés coincés dans ce bled paumé de l’Orne. À l’endroit même où ils avaient effectué ce contrat très bien payé pour une séance photos dans la nature qu’ils avaient acceptée pour l’argent, mais sans grand enthousiasme.

— Attends Éric ! Tu as tout faux, grommela Jonas. D’abord, il y a notre voiture qui tombe en panne. Le chauffeur qui nous annonce que la grève des trains ne nous permet pas de rentrer par ce moyen non plus. C’est ça ! On était piégés dans ce patelin perdu.

— Donc, nous n’étions pas au « Paso » ! soupira Boris. Mais le petit rouquin dont je me souviens, c’est qui, alors ?

— C’est le mec qui nettoyait la bergerie devant laquelle tu as posé ! s’écria Jonas.

Oui, ça leur revenait, maintenant. Pendant leur séance de l’après-midi, ce gars les avait dérangés en passant avec sa brouette pleine de fumier malodorant. Ils ne l’avaient plus revu, après qu’Allan l’ait rabroué un peu rudement.

— On s’en fout ! grommela ce dernier. Ça n’explique pas pourquoi nous nous retrouvons tous à poil à Val Thorens, alors que nous buvions un verre dans un bar pourri en Normandie.

Boris se tourna vers Éric. Il se souvenait, maintenant. Dépités de ne pas pouvoir rentrer chez eux, ils avaient pris une chambre à l’auberge. Mais l’ennui les avait vite poussés à sortir. Pour se consoler de leur déconvenue, ils s’étaient rendus dans le bistrot du village.

Cet établissement ne possédait rien en commun avec les endroits à la mode qu’ils fréquentaient d’habitude. Déjà, ce n’était pas seulement un bar, il servait aussi d’épicerie et de boulangerie de dépannage. En plus, à droite du comptoir, il y avait le  point poste, le tabac et un présentoir de journaux. Tout se trouvait dans le même espace. Au fond de la salle trônait un billard français et sur le côté, contre le mur, trois flippers attendaient les joueurs.

La soirée avait bien commencé. La patronne s’était montrée sympathique. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, ils avaient acheté les dernières baguettes, deux ou trois aliments à étaler sur le pain et un bocal de cornichons. Ils avaient eu l’excellente idée de partager avec les autres clients. Après tout, c’était plaisant, l’ambiance était chaleureuse et ils étaient les vedettes du jour. Même si certains utilisaient beaucoup le patois du coin qu’ils avaient parfois du mal à comprendre, ils s’étaient bien intégrés dans le groupe des habitués du lieu. Et surtout, ils avaient plus qu’apprécié l’intérêt qu’on leur portait. Leurs verres se remplissaient plus vite qu’ils ne les buvaient. L’alcool réchauffait l’atmosphère et les rires étaient faciles.

— Oui ! confirma Jonas. Mais c’est à ce moment-là que le garçon de ferme est entré. C’est son arrivée qui a tout changé !

Jonas força sa réflexion pour mieux se souvenir. Le rouquin était accompagné par son compagnon qu’il tenait par la main. Les deux hommes détonnaient, plus petits que tout le monde, leurs visages paraissaient un peu enfantins. Ils ne ressemblaient à personne, ni aux gens du cru ni à eux. Pourtant, ils possédaient une aura particulière et dès leur arrivée, ils étaient devenus les vedettes de la soirée. Les autochtones les avaient salués par un terme dont Jonas ne parvenait pas à se souvenir. Les rires avaient repris, mais eux-mêmes avaient presque été écartés de la conversation et oubliés.

— C’est toi ! s’écria-t-il en se tournant vers Allan. Tu les as emmerdés !

— Oui, tu étais vexé de ne plus être le roi de la fête, ajouta Éric.

Il entendait encore son ami grommeler d’une voix pâteuse que c’était inadmissible de se faire supplanter par un nabot qui ramassait le purin. Après quelques minutes passées à fulminer, pour retrouver le premier rôle de la soirée, Allan avait eu l’idée de défier le rouquin au billard.

Au début, l’ambiance était géniale. Le bar résonnait des encouragements des supporters. Les rires fusaient. Mais très vite, le petit homme roux avait pris l’ascendant, infligeant une défaite cuisante à son adversaire. Allan s’était senti vexé.

— Tu m’as battu, Rouquin ! s’était-il exclamé. Mais au flipper, ce ne sera pas la même histoire !

— Je m’appelle Aubry, avait répondu l’homme en plissant les yeux. Et je n’aime pas le flipper, je n’y joue jamais. La compétition ne serait pas très palpitante.

C’est là qu’Éric avait remarqué le silence pesant qui s’était installé. Agacé, Allan avait posé sa main sur l’épaule d’Aubry qui s’éloignait. Charles, l’un des hommes du village, était intervenu.

— Ne fais pas ça, gamin. Ça va mal finir. Tu ne sais pas dans quoi tu t’engages.

Allan n’avait pas tenu compte de l’avertissement. Énervé, il avait tapoté les cheveux d’Aubry avec suffisance.

— Qu’est-ce que tu pourrais bien me faire, hein ?

Les yeux verts d’Aubry avaient scintillé et Charles avait une nouvelle fois tenté d’apaiser les choses.

— Avec Isaac, ils sont « Les Mages ». Et crois-moi, tu ne veux pas te frotter à eux. Alors, du calme, mon gars. Laisse-le tranquille, c’est mieux.

Jonas se souvint tout à coup. « Les Mages », c’est comme ça que les habitants du village avaient salué Aubry et son compagnon.

— Ce gars a tenté de te prévenir, hurla-t-il, mais tu n’en as fait qu’à ta tête !

Effectivement, trop aviné pour réfléchir, Allan avait refusé de s’avouer vaincu. Il s’était approché de ses trois amis. En les entourant de ses bras, sans leur donner le choix, il les avait entraînés dans son délire.

— Avec mes potes, on vous prend quand on veut, les deux nains !

Jonas, Boris et Éric, transis de froid et toujours embrumés par l’alcool qu’ils avaient bu, regardèrent Allan avec colère. Ils étaient coincés sur cette montagne et jusqu’ici leur mémoire défaillante leur soufflait que tout était de sa faute. Cet âne, et lui seul, les avait mis dans cette situation.

Jonas secoua la tête. Avant de lui casser les dents, il devait se rappeler du reste de la soirée.

Après cette attaque méprisante, Isaac, le compagnon d’Aubry s’était approché et deux paires d’yeux scintillants les avaient scrutés.

— D’accord, avait répondu Isaac avec un sourire. Nous acceptons que tu nous dévoiles tes compétences. Dans quel domaine souhaites-tu nous montrer tes talents ?

— En snowboard, avait ricané Allan, d’un ton moqueur.

Les deux hommes avaient levé les mains. Isaac avait prononcé une phrase étrange, qu’Aubry avait terminée. Puis, alors que leurs yeux semblaient de plus en plus lumineux, Aubry avait repris la parole.

— Quelques difficultés te rendront humble, grand garçon. Toi et tes compagnons devrez descendre depuis Val Thorens jusqu’à Saint-Martin-de-Belleville, sans vous arrêter. Dès vos snowboards aux pieds, la compétition débutera. Le perdant de la course sera notre nouveau berger pour une durée d’un an. Le contrat sera renouvelable jusqu’à ce que nous soyons satisfaits de lui.

Après ça, aucun des quatre hommes toujours presque nus au sommet de cette montagne ne se souvenait de rien. Mais leur situation ridicule prouvait qu’Aubry et Isaac les y avaient vraiment envoyés. À moins que… ce soit un cauchemar ? Ou peut-être subissaient-ils un mauvais délire après une prise de drogue ? Est-ce qu’il y avait réellement un sortilège dans ce qui leur arrivait ?

Tout à coup, Jonas, Boris et Éric refusèrent d’être les perdants de cette course non désirée. Après tout, ils n’avaient joué aucun rôle pour qu’Allan adopte cette attitude suffisante et immature. Il n’était donc pas question de risquer de devenir valet de ferme. Ils étaient mannequins, s’occuper des moutons et patauger dans le fumier n’était pas leur job. Et si la magie existait réellement, le vaincu n’aurait aucun moyen de se soustraire à cette tâche, ils en prenaient soudain conscience.

Quelques secondes plus tard, snowboard aux pieds, ils dévalaient les pentes enneigées. Le froid mordant brûla leur peau nue, mais aucun de ceux qui s’étaient élancés ne regarda en arrière. Cependant, ils auraient dû.

Sans prendre la peine de réfléchir, Allan avait été le premier des quatre hommes à réagir. Mais lorsqu’il s’était penché pour fermer les fixations de son snowboard, il n’avait pu que constater que celles-ci étaient absentes. Dépité, il observa les silhouettes de ses amis disparaître derrière une rangée d’arbres.

                                                                                      +-+-+-

Dans le bar, les habitués étaient assis, ils sirotaient leurs boissons avec le sourire. Sur le mur, comme s’ils regardaient un film, un écran leur permettait de voir les quatre hommes. À ce moment précis, ils assistaient à la descente plutôt épique de Boris, Jonas et Éric.

— Et Allan, il va pouvoir concourir, lui aussi ? demanda l’un des clients.

— Oui, répondit Isaac. Dans environ une heure et demie. Lorsque nous serons sûrs de sa défaite.

— Et pourquoi avoir puni les autres ? Ils n’ont rien fait.

— Ils ricanaient et n’ont pas tenté le moindre geste pour l’empêcher d’étaler sa hargne. Un peu de fraîcheur suffira à leur remettre les idées en place, expliqua Aubry, tout sourire.

La patronne du bistrot vint les rejoindre avec son carnet de commandes.

— C’est ma tournée ! annonça-t-elle.

Un concert de « Oh ! » s’éleva dans l’assemblée.

— En quel honneur ? demanda Isaac.

— Pour fêter l’embauche du nouveau berger ! L’ancien est parti il y a quelques jours. Vous n’avez pas eu trop de mal à trouver un autre employé.

Isaac eut un rire plaisant et doux.

— Nous ne rencontrons que peu de difficultés, c’est une certitude.

— Chaque fois que notre berger retrouve son humilité, nous le laissons reprendre le cours de sa vie, c’est normal, ajouta Aubry. Mais, il y a tant d’imbéciles prétentieux et stupides, qu’en quelques jours, le poste est à nouveau pourvu.

— C’est votre manière d’embellir le monde, constata la patronne. Mais celui-ci semble déterminé à mettre de l’animation dans notre village paisible. Il risque de rester un sacré moment.

— Oui, il a un sale caractère ! approuva Isaac en riant. Beaucoup de rébellions signifient beaucoup de punitions et beaucoup d’amusement pour nous tous. Nous allons le garder longtemps, celui-là ! Vous avez raison, fêtons son arrivée !

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